Le Diable d’argent (Jacques-Philippe D’ORNEVAL - Louis FUZELIER - Alain-René LESAGE)

Prologue en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Foire Saint-Germain, le 3 février 1720.

 

Personnages

 

LE DIABLE D’ARGENT

LA FOLIE, sa favorite

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ, banquier

MADAME GRAPILLON, procureuse

LE CHEVALIER DE GRÉLAC, Gascon

MADEMOISELLE FRÉTILLON, danseuse

PINTE-BROC, Suisse

MONSIEUR TIMBRÉ, poète

MONSIEUR SAGOUINIUS, professeur de Philosophie

PIERROT, gargotier

ARLEQUIN et SA TROUPE

TROUPE DE SUPPLIANTS

 

La Scène est dans le Temple du Diable d’Argent.

 

Le Théâtre représente le Temple du Diable d’Argent, orné de toutes sortes de richesses.

 

 

Scène première

 

LE DIABLE D’ARGENT, LA FOLIE, FOULE DE SUPPLIANTS

 

On entend d’abord des Trompettes et des Timbales, de l’Orchestre joue ensuite, une marche, pendant laquelle le Diable d’Argent entre et se promène dans son Temple, tenant par la main la Folie sa Favorite. Plusieurs personnes le suivent, en le tirant par la queue, qui est parsemée de pièces d’or et d’argent, ainsi que tout son corps. Il a une longue barbe de canetille d’or et des cheveux de canetille d’argent. Il porte sur sa tête deux cornes de rubis et une grosse bourse à la main.

CHŒUR de Suppliants.

Diable d’Argent, seul objet de nos soins,
Entends nos cris, soulage nos besoins.

LE DIABLE.

Vous m’étourdissez.

CHŒUR.

Diable d’Argent, etc.

LA FOLIE.

Laissez-nous en repos.

CHŒUR.

Diable d’Argent, etc.

LE DIABLE.

Retirez-vous. Je ne puis vous entendre, si vous parlez tous à la fois.

LA FOLIE.

Sortez du Temple, et rentrez l’un après l’autre. Nous vous donnerons audience.

Ils sortent tous.

 

 

Scène II

 

LE DIABLE, LA FOLIE

 

LE DIABLE.

Aimable Folie ma Favorite, je me fais bon gré d’avoir fait choix de vous pour distribuer mes bienfaits. Vous les répandez avec un merveilleux discernement.

LA FOLIE.

N’est.il pas vrai ?

LE DIABLE.

Assurément. Avant vous, je me servais de la Raison pour faire mes largesses ; mais c’était une Ridicule qui ne les distribuait qu’à de certaines gens qui ne me convenaient pas. Aussi m’en suis je bientôt défais.

LA FOLIE.

Oh ! vous ne vous plaindrez pas de moi. Je ne donne votre argent qu’à de bons sujets, à des Avares, ou à des Prodigues.

LE DIABLE.

Je suis fort content de vous. Et vous ferez toujours le canal de mes grâces.

LA FOLIE.

Or sus, écoutons tous ces gens-ci. Ne favorisons que ceux qui en seront dignes.

Elle appelle.

Holà-hée ! Entrez, quelqu’un.

 

 

Scène III

 

LE DIABLE, LA FOLIE, MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ, Banquier, faisant de grandes révérences

 

LE DIABLE.

Avancez, avancez. Trêve de révérences.

LA FOLIE.

Eh ! c’est Monsieur Haut-le-pié, notre ami le Banquier !

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ.

C’est lui-même, charmante Folie. Comme j’ai toujours été de vos partisans, j’espère que vous engagerez le Diable d’Argent à m’être favorable.

LE DIABLE.

C’est-à-dire que votre banque est à sec.

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ.

Hélas ! oui. J’ai dépensé des biens immenses ; et je serai obligé de faire banqueroute pour la dernière fois, si vous ne me secourez.

LA FOLIE, riant.

Ha, ha, ha ! Vous ne m’avez pas trompée, Monsieur Haut-le-pié. Lorsque je vous vis commencer votre métier à Lyon, vous me parûtes né pour faire du bruit dans le monde.

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ.

Aussi en ai-je fait. Et la conduite que j’ai tenue dans ma prospérité ne doit pas vous avoir déplu.

LA FOLIE.

D’accord. Vous avez donné dans le luxe dans les bâtiments, dans la bonne chère, et cætera : Vous vous êtes signalé par toutes fortes d’extravagances, c’est une justice que je vous rends ; mais j’ai à me plaindre de vous.

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ.

Pourquoi ?

LA FOLIE.

Vous étiez entre les mains d’une Beauté fameuse, qui vous menait bon train ; vous vous êtes avisé de la quitter ; ce trait de prudence m’a choquée.

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ.

Mais elle me ruinait.

LA FOLIE.

Mais, mais il fallait vous laisser ruiner, vous laisser achever. Je ne veux pas qu’on fasse des réflexions quand on aime. Fi ! cela n’est pas excusable dans un Français.

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ.

Je reconnais ma faute ; et je promets de n’y plus retomber, si vous me la pardonnez.

LA FOLIE, au Diable.

Recevrons-nous ses excuses ?

LE DIABLE.

Oui, en faveur de son repentir.

LA FOLIE, à Monsieur Haut-la-pié.

Allez donc, mon ami. Rendez-vous dans la rue Quinquempoix. C’est là que vous trouverez bien vite une nouvelle fortune.

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ.

Mille remerciements.

LA FOLIE.

Mais prenez garde d’en faire un usage sensé.

MONSIEUR HAUT-LE-PIÉ, s’en allant.

Oh ! je n’ai pas envie de me brouiller avec vous.

 

 

Scène IV

 

LE DIABLE, LA FOLIE, MADAME GRAPILLON, Procureuse

 

MADAME GRAPILLON.

Charmant Diable d’Argent, Idole des Procureurs, vous voyez la femme d’un de ces Messieurs, qui prend la liberté de venir, pour elle et pour toutes les Procureuse de Paris, vous faire les reproches que vous méritez.

LE DIABLE.

Quels reproches

MADAME GRAPILLON.

Vous nous fuyez, Cruel ! nous qui vous aimons à la folie, nous qui donnerions pour vous ce que nous avons de plus cher au monde. Vous vous contentez de verser à pleines mains vos faveurs sur nos hiboux de Maris, qui nous laissent manquer de tout.

LE DIABLE.

Cela me paraît digne de quelque attention.

LA FOLIE.

Mais, Madame, la magnificence de vos habits ne s’accorde pas avec ce discours.

MADAME GRAPILLON.

Oh ! mon Mari n’a qu’une part très indirecte à cette magnificence. Vrai ment, vraiment, vous ne connaissez guère les Procureurs. Parlez-leur à ces animaux-là, parlez leur de lever une jupe, vous les mettez de mauvaise humeur.

LE DIABLE.

Comment faites-vous donc, vous autres, pour être si braves ?

MADAME GRAPILLON.

Comment ? Nous sommes obligées de grappiller sur la Cuisine, et de rendre nos pauvres Clercs étiques pour nous donner nos besoins.

LA FOLIE.

Voyez ce que fait faire la nécessité !

MADAME GRAPILLON.

Ne vous serait-il pas plus glorieux de répandre sur nous vos largesses ? Nous ne vous laisserions pas, comme nos Maris, moisir dans un coffre-fort ; nous vous mettrions bien en étalage.

LE DIABLE à part.

Je crois qu’elle à raison.

MADAME GRAPILLON.

Que de galon ! Que de cerceaux ! Que de frange ! De grâce, cher Diable, laissez-vous toucher.

LE DIABLE, à la Folie.

Que me conseillez-vous de faire pour elle ?

LA FOLIE, tirant une clef de sa poche.

J’ai son affaire en poche.

À Madame Grapillon lui mettant la Clef entre les mains.

Tenez, ma Bonne. Voici une clef qui ouvrira le coffre-fort de votre Mari.

MADAME GRAPILLON.

Quelle joie !

LA FOLIE.

Faites-en un usage digne de celle qui vous la donne.

MADAME GRAPILLON.

Oh ! laissez-moi faire. Ayez soin seulement de remplir son coffre, je me charge de le vider.

LE DIABLE.

Je m’intéresse pour les Clercs, moi. Songez à les r’engraisser.

MADAME GRAPILLON.

Je n’y manquerai pas.

Elle fait une révérence, et s’en va.

 

 

Scène V

 

LE DIABLE, LA FOLIE, LE CHEVALIER DE GRÉLAC, Gascon

 

LE CHEVALIER.

Par la sandis, Monsu le Diable d’Argent, vous avez tort de vous être brouillé avec les Enfants de la Garounne. Certes, vous n’avez point de sujets au reste du monde qui vous fassent plus d’honnur et de profit.

LE DIABLE.

Et de profit !

LA FOLIE, au Diable.

Il va vous le prouver.

LE CHEVALIER.

Oui, diou-me damne, je le prouverai. Premièrement, tout Cadet de Gascougne a le talent de vous multiplier.

LE DIABLE.

Comment cela ?

LE CHEVALIER.

Que je tire de vous, par ézemple, une soumme de dix mille francs, sur le champ je vous ajoute un zéro, crac ; et je me dounne pour un Gentilhoumme de cent mille livres.

LA FOLIE, au Diable.

Je vous l’ai bien dit.

LE DIABLE.

À quoi vous occupez-vous ordinairement ?

LE CHEVALIER.

À rien. Que voulez-vous que je fasse : présentement que l’État est en paix, et que les duels sont défendus ?

LA FOLIE.

Voilà une triste conjoncture pour les Gascons.

LE CHEVALIER.

Ne pouvant tuer persounne, je tue le temps. Je passe le matin, à entendre des sottises dans un Café. De là, je vais dîner chez quelque Duc de mes amis ; et le soir je me jette dans un Pharaon...

LE DIABLE.

Je gage que vous passez la nuit à jouer.

LE CHEVALIER.

Je le voudrais ; mais je ne puis.

LA FOLIE, au Diable.

Il ne manque pas de bonne volonté, il faut l’aider. Donnons-lui de quoi ponter...

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas là mon compte. Je ne veux pas jouer en dupe. Puisque vous avez pour agréable de me faire plaisir, avancez-moi sulement un millier d’écus pour être Croupier de banque.

LA FOLIE.

Cela n’est pas si mal pensé.

LE CHEVALIER.

Hé, donc ? C’est placer son argent mille pour cent.

LE DIABLE, lui donnant une bourse.

Hé bien, voici une bourse de trois cents pistoles dont je vous fais présent.

LE CHEVALIER

Ah ! cadedis, je vais bien gagner ! Générux Diable, que je vous aime ! je trahirais pour vous le meilleur de mes amis.

LA FOLIE.

J’en suis persuadée. Vous m’aimez bien aussi, n’est ce pas ? 

LE CHEVALIER, s’en allant.

Vous me mettez en état de vous le faire voir.

 

 

Scène VI

 

LE DIABLE, LA FOLIE, MADEMOISELLE FRÉTILLON, Danseuse

 

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Oh ! pour cela, Monsieur le Diable, vous méritez bien que je vous vienne chanter pouilles.

LE DIABLE.

D’où vient ?

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Vous faites pleuvoir vos trésors sur mes Voisines, et vous ne longez pas à la mal heureuse Frétillon. Que sont-elles donc que je ne fasse pas pour gagner votre affection ? Je sue fang et eau, je me mets en quatre pour vous attirer chez moi, et vous ne payez mes soins que d’ingratitude.

LA FOLIE.

Hé, que faites-vous donc tant pour capter la bienveillance ?

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

J’emploie tous mes talents.

LA FOLIE.

Quels sont-ils ces talents ?

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Je fais broder en perfection.

LA FOLIE.

Cela n’enrichit point.

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Je fais des garnitures à la mode.

LA FOLIE.

Bagatelles que cela.

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Et j’ose me vanter d’être une excelle Couturière.

LA FOLIE.

Hé, si ! vous ne travaillez que pour vivre.

LE DIABLE.

Il faut savoir des choses plus solides pour m’avoir.

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Quoi, par exemple ?

LA FOLIE.

Chanter, jouer de quelque instrument.

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Pour la Musique, je ne m’y suis point appliquée ; mais je sais danser.

LE DIABLE.

Vous savez danser !

MADEMOISELLE FRÉTILLON.

Passablement.

LE DIABLE.

Oh ! vous dansez ! Il n’en faut pas d’avantage. Allez m’attendre à l’Opéra.

Mademoiselle Frétillon le remercie par une profonde révérence, et se retire.

 

 

Scène VII

 

LE DIABLE, LA FOLIE, PINTE-BROC, Suisse

 

LA FOLIE.

Voyons ce que nous veut ce Suisse.

PINTE-BROC, au Diable.

Grossier Geld Teuffel, pourquoi toi n’y plus venir dans le poche del’ pauvre diable de Pinte-broc ? Depuis que j’avre quitté sti gros Financier que le Chambre de Justice l’avre fait rendre gorge, moi point revoir toi di-tout !

LE DIABLE.

Où sers-tu donc présentement ?

PINTE-BROC.

Chel garde le porte d’ein vieille Dame de Marquise, où moi point gagner par chour por poire chopine et fumer ein pipe.

LE DIABLE.

Je ne m’en étonne plus. Va. Place-toi chez une jeune Coquette, et j’irai t’y voir.

PINTE-BROC.

Moi l’être obligé à vous eincore plus que davantage. Großen dank.

 

 

Scène VIII

 

LE DIABLE, LA FOLIE, MONSIEUR TIMBRÉ, Poète

 

LA FOLIE.

J’aperçois un autre Original. C’est Monsieur Timbré le Poète.

MONSIEUR TIMBRÉ, au Diable, déclamant.

Grand Diable, à qui sans fruit je consacre mes veilles,
Pour un fils d’Apollon n’auras tu point d’oreilles ?
À la Ville, à la Cour, tout est content de toi ;
Fais donc dans ce bon temps quelque chose pour moi.

LE DIABLE

N’attends rien du Diable d’Argent, tant que tu feras le même métier.

LA FOLIE, au Diable.

Tout-beau, mon Mignon ! Les Poètes sont mes plus chers amis ; puisque je dispense vos faveurs, je dois leur en faire part.

LE DIABLE.

Vous êtes la maîtresse.

LA FOLIE.

Allez, Monsieur Timbré. Composez une Ode à la louange de quelque Commis de la Banque, il fera votre fortune.

MONSIEUR TIMBRÉ, déclamant.

Ah ! Déesse, je vais dans mon enthousiasme,
Pour chanter vos vertus, enchérir sur Érasme.

 

 

Scène IX

 

LE DIABLE, LA FOLIE, MONSIEUR SAGOUINIUS, Professeur de Philosophie, PIERROT, Gargotier, tenant un Registre

 

MONSIEUR SAGOUINIUS, au Diable.

Si vales, benè est. Je viens ici, Seigneur Diable, pour vous représenter l’ignominie dont vous couvrez les Sciences negativè, en laissant un Virtuose dans l’indigence où je vis depuis si longtemps.

LA FOLIE.

On voit à ses habits que c’est un Savant.

MONSIEUR SAGOUINIUS.

Ah ! certes, vous pouvez hardiment me donner ce nom. Je suis ce qu’on appelle un Érudit. Il y a plus de trente années que je professe la Philosophie dans mon Collège avec l’applaudissement des Hibernais, Nation sagace et Dialecticienne, dont je fais gloire d’être.

PIERROT.

Oh dame ! c’est un habile homme que le Docteur Sagouinius ! Il parle latin comme un Aristote.

LE DIABLE, montrant Pierrot.

Qui est cet homme-là ?

PIERROT.

Monsieur le Diable, je suis son Aubergiste ; et si je ne lui faisais pas crédit, le pauvre Chrétien serait bientôt fricassé.

MONSIEUR SAGOUINIUS.

Λ’υτός έφα. Il vous accuse juste.

LE DIABLE.

À ce que je vois, Docteur, votre Collège n’est pas des plus florissants.

MONSIEUR SAGOUINIUS.

Tantum abest. Il n’a pas même l’air habitable. L’herbe y croît jusques dans les Classes. On dirait que c’est un Collège en décret.

LA FOLIE.

Je ne m’étonne pas si l’Aubergiste est si bien payé.

PIERROT, lui présentant son Registre.

Si bien payé ! Ventrebille ! vous allez voir ce qui m’est dû par Monsieur Sagouinius.

LA FOLIE, prenant le Livre.

Lisons par curiosité.

Elle lit.

Monsieur le Chevalier de Spadagnac doit deux portions de chou-fleur, quatre d’haricots, trois d’œufs au miroir et cinq de bœuf à la mode.

PIERROT.

Ce n’est pas cela. Tournez le feuillet. Lisez, lisez.

LA FOLIE.

Monsieur l’Abbé Gillotin doit quatre potages gras sans viande, huit assiettes d’épinards et sa part d’une salade de six sols servie à trois personnes.

PIERROT.

Ce n’est pas encore cela. Plus bas, plus bas.

LA FOLIE.

Monsieur le Docteur Sagouinius...

PIERROT.

Vous y êtes.

LA FOLIE.

Doit quarante deux ordinaires de bouilli et de rôti, dix de fèves, sept de navets à l’huile et quatorze de carpe à l’étuvée.

PIERROT.

N’est--ce pas là bien du crédit pour un pauvre diable de Gargotier ?

MONSIEUR SAGOUINIUS.

Puissant Diable, et vous adorable Folie, daignez jeter les yeux sur moi... Est-il juste qu’un Philosophe aille vêtu comme je suis, et meure de faim ; pendant que des Maîtres à danser, à chanter et tant d’autres gens inutiles dans la société civile vivent grassement, vont en phaéton, et sont galonnés comme des Timbaliers ?

LA FOLIE.

Je vous trouve bien audacieux, Monsieur le Philosophe, de venir ici demander des richesses, et de vous offrir devant moi, vous qui enseignez la Philosophie aux Jeunes gens.

MONSIEUR SAGOUINIUS.

Ah ! grande Déesse, vous ne devez pas m’en vouloir pour cela. Je professe la Sagesse, il est vrai ; mais je n’ai point de Disciples.

LA FOLIE.

Le beau raisonnement ! Hé quoi, ne suffit-il pas pour mériter ma haine de tenir École de Sagesse ? Vos leçons, quoi qu’inutiles, blessent mes maximes, et il ne tient pas à vous que vous n’abattiez mes Autels. Allez, Misérable, vous n’obtiendrez rien de nous. Tirez.

Elle les frappe tous deux de sa vessie.

PIERROT, pleurant.

Hé, mais, mais, je ne suis point Philosophe, moi.

LA FOLIE.

Non ; mais vous nourrissez la Philosophie.

MONSIEUR SAGOUINIUS, s’en allant.

Ô Jupiter omnipotents ! Pouvez-vous souffrir qu’on traite la Science avec tant d’indignité ?

 

 

Scène X

 

LE DIABLE, LA FOLIE, ARLEQUIN et SA TROUPE

 

ARLEQUIN, saluant le Diable.

O carissimo Diavolo ! Le plus puissant Diable de toute la Diablerie : Vous qui tenez la première place dans le cœur des humains : Grand Factotum, qui faites bouillir toutes les marmites du monde, qui ouvrez la porte des Cabarets, qui amenez à Paris le fromage de Milan : Merveilleuse Machine qui faites aller et venir les hommes, et qui mettez les femmes en mouvement ; vous enfin qui n’êtes plus si rébarbatif qu’autrefois, et qui enrichissez à présent tant de Faquins, devez vous mettre le pauvre Arlequin en oubli ?

Il pleure.

Hiaouf !

LA FOLIE.

Essuie tes larmes, mon cher Enfant. Puisque c’est moi qui suis la Favorite et le conseil du Diable d’Argent, j’aurais tort d’abandonner Arlequin le plus zélé de mes Serviteurs, lui qui me fait élever des autels aux Foires, où il est, pour ainsi dire, mon Grand-Prêtre.

ARLEQUIN

Ah ! généreuse Folie, que je vous suis redevable ! Conseillez donc à votre ami de venir chez nous : car il n’est as un de ces Diables qui font enrager les pauvres gens en assiégeant leur porte ; nous serons charmez de le voir à la nôtre.

LE DIABLE.

Hé bien, Arlequin, tu nous verras chez toi, pourvu que tu donnes de bonnes Pièces nouvelles.

ARLEQUIN.

Oh ! voilà le chiendent ! Hé comment voulez-vous que je donne de bonnes Pièces à l’heure qu’il est ? vous ayez débauché tous les Auteurs.

LE DIABLE.

Moi, je les ai débauchés !

ARLEQUIN.

Vous-même. Ils ont abandonné le Parnasse, et se sont retirés dans la fameuse Province de Quinquempoix.

LA FOLIE.

Il est vrai. Ils sont presque tous devenus Actionnaires. Tandis qu’ils seront riches, adieu les ouvrages d’esprit.

ARLEQUIN.

C’est ce qui fait mon embarras.

LA FOLIE.

Je veux t’en tirer, moi. Je fais ce qu’il te faut. En te donnant sur la tête trois coups de ma vessie, je vais-remplir ta cervelle d’idées polissonnes, de fadaises et de balivernes.

ARLEQUIN.

Je vous ferai bien obligé.

LA FOLIE, le frappant de sa vessie.

Tiens. Te voilà maintenant en état d’attirer tout Paris.

ARLEQUIN.

Grand-merci. Effectivement, je me sens dans la tête une nouvelle provision de quolibets, de billevesées et de babioles propres à délasser les génies supérieurs de la rue Quinquempoix de leurs sérieuses occupations. Je vais commencer par Arlequin Roi des Ogres et la Queue de Vérité.

LE DIABLE.

Cela me paraît convenable à ton Théâtre.

LA FOLIE.

Va te préparer, mon ami. Nous allons te suivre.

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